PC 2Û7Ô T?5 DE L'UNIVERSALITE DE LA LANGUE FRANÇAISE RIVAROL-COMFORT Book Copyright K° COPÏR1GHT DEPOSE ANTOINE RIVAROL DE L'UNIVERSALITÉ DE LA LANGUE FRANÇAISE EDITED BY W. W. COMFOET, Ph.D., LL.D. PRESIDENT OF HAVERFOKD COLLEGE GINN AND COMPANY BOSTON • NEW YORK • CHICAGO • LONDON ATLANTA • DALLAS • COLUMBUS • SAN FRANCISCO y-2> COPYRIGHT, 1919, BY W. W. COMFORT ALL RIGHTS RESERVED VV 219.7 -4* Œfte gtftengum grcgg GINN AND COMPANY • PRO- PRIETORS • BOSTON • U.S.A. AUG i3 ibiB ©CI.A529560 WE RIVAROL (1753-1801) E HAVE in Eivarol a perfect type of the eighteenth-century FrenchmaD. Though of Italian extraction, lie was born in France in humble sur- roundings, and rose by the use of his keen intellect to a position of dignity and respect among his fellows. The détails of his biography concern us little : his private life was far from edifying, but, with the ex- ception of some fugitive satire, his work is clean and profitable for instruction ; lie took an active part in the pamphlet skirmishes which mark the early days of the great Eevolution, was exiled from France, and died in Berlin. He is remembered chiefly as a wit, a seductive conversationalist whose caustic judg- ment and trenchant phrase were remarked by his contemporaries. His first important writing, to which we shall presently revert, was the thesis hère reproduced. Later he translated Dante's Inferno in 1785, and composed a Petit Almanach des grands hommes in 1787, a séries of satires at the expense of living personalities in the literary and political world. During the early days m iv BIVAEOL of the Eevolution he wrote effective, if unequal, articles in the Journal politique national, espousing the cause of the king and the court, but full of dis- criminating judgments of the men and events of this thrilling period. Some years later, when in exile in Germany, Eivarol projected a dictionary of the French language, a work for which he had many qualifica- tions; but only the prospectus and preliminary dis- course, containing some brilliant writing, were ever published. Eivarol's contemporary réputation rested largely upon the conversational powers for which his Com- pany was sought. Upon the most diverse matters he was wont to touch with charming wit, nqt devoid of that insight which gives permanent value to many of his judgments. While trained in the classics, he belonged to a type of agreeable social and moral con- versationalists who gave distinction to the corrupt society of the eighteenth century. Excerpts of his conversations give us flashes of his versatility and epi- grammatic power. Possessed of great natural talents, he never did himself justice in his writings. They lack in comprehensive plan, and betray the chance character of conversation. But his talent for gênerai truth and his genius for brilliant epigram combine to make his literary remains of decided interest. In 1783 the Berlin Academy proposed in compéti- tion for its prize the following questions: " Wliat lias BIVAROL v made French a universal tongue ? Why does it de- serve this famé ? May it be expected to préserve it ? " Bivarol's thesis was submitted and eventually won the prize. It is not a perfect pièce of work. It is faulty in composition, somewhat desultory in its emphasis, and a little rhetorical in places. But it brought the author famé, and to this day accounts for the universality of the French language more clearly than any other document of which I am aware. It may be profitably read in connection with Brunetière's essay on tç Le Caractère essentiel de la littérature, française." On a few points we hâve more knowledge than Bivarol in his day could hâve obtaingd, and hère the reader may make his own corrojfens of fact. But lie had the power to survey wide horizons in proper perspective and to state broad truths in brief forai — -a power which the scholars of some nations hâve never possessed. The thesis is of real value just now to those begin- ning the study of the French language and literature. It answers adequately the questions w Why should we study French ? What has been the part of France and her people in the service of civilization ? " The claim of France as presented by Bivarol is probably as unbiased as it could hâve been made in the eight- eenth century, when French influence was suprême in Europe. If some verdicts hâve been reversed in the last century and a quarter, the reader should vi BIVABOL learn to mis trust final judgments in international relations. If England does not receive her due at the hands of Bivarol in 1784, we must remeniber the effecfe of wars then in the récent past. Of France's allies and enemies Bivarol might now express dif- férent judgments. But of France's primacy in the domain of the arts and intellect there is still no question. That is a truth we need to disseminate, for France keeps a school we may well attend. After ail allowances are made, there remains much in Bivarol's thesis which might hâve been written to-day, and which explains the hold of France upon a host of her foreign lovers. The following text is that of the Œuvres complètes, Paris, 1808. A few changes hâve been made in the orthography, in order to conform with présent usage. W. W. COMFORT Havekford Collège, Pennsylvania DE L'UNIVERSALITE DE LA LANGUE FRANÇAISE Sujet proposé par V Académie de Berlin, en 1783 : Qu'est>ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu'elle la conserve ? u> XE telle question proposée sur la langue latine, aurait flatté l'orgueil des Romains, et leur histoire l'eût consacrée comme une de ses belles époques: jamais en effet pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus poli, par une nation plus éclairée. Le temps semble être venu de dire le monde français, comme autrefois le monde romain; et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d'un bout de la terre à l'autre, se former en république sous la domination d'une même langue. Spectacle digne d'elle, que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s'étend sur la variété des peuples, et qui, plus durable et plus fort que l'empire des armes, s'accroît également des fruits de la paix et des ravages de la guerre ! 1 2 DE L'UNIVEKSALITÉ Mais cette honorable universalité de la langue française, si bien reconnue et si hautement avouée dans notre Europe, offre pourtant un grand problème: elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois, que pour les démêler il s'agit de montrer jusqu'à quel point la position de la France, sa con- stitution politique, l'influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitants, et l'opinion qu'elle a su donner d'elle au reste du monde; jusqu'à quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et s'unir, pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse. Quand les Eomains conquirent les Gaules, leur séjour et leurs lois y donnèrent d'abord la pré- éminence à la langue latine; et quand les Francs leur succédèrent, la religion chrétienne, qui jetait ses fondements dans ceux de la monarchie, confirma cette prééminence. On parla latin à la cour, dans les cloîtres, dans les tribunaux et dans les écoles; mais les jargons que parlait le peuple corrompirent peu à peu cette latinité, et en furent corrompus à leur tour. De ce mélange naquit cette multitude de patois qui vivent encore dans nos provinces. L'un d'eux devait un jour être la langue française. Il serait difficile d'assigner le moment où ces dif- férents dialectes se dégagèrent du celte, du latin et de l'allemand ; on voit seulement qu'ils ont dû se disputer la souveraineté dans un royaume que le DE LA LANGUE FEANÇAISE 3 système féodal avait divisé en tant de petits royaumes. Pour hâter notre marche, il suffira de dire que la France, naturellement partagée par la Loire, eut deux patois, auxquels on peut rapporter tous les autres, le Picard et le Provençal. Des princes s'exercèrent dans l'un et l'autre, et c'est aussi dans l'un et l'autre que furent d'abord écrits les romans de chevalerie et les petits poèmes du temps. Du côté du midi florissaient les Troubadours, et du côté du nord les Troaveurs. Ces deux mots, qui au fond n'en sont qu'un, expriment assez bien la physionomie des deux langues. Si le provençal, qui n'a que des sons pleins, eût prévalu, il aurait donné au français l'éclat de l'espagnol et de l'italien ; mais le midi de la France, toujours sans capitale et sans roi, ne put soutenir la concurrence yuu nord, et l'influence du patois picard s'accrut avec celle de la couronne. C'est donc le génie clair et méthodique de ce jargon et sa pro- nonciation un peu sourde, qui dominent aujourd'hui dans la langue française. Mais, quoique cette nouvelle langue eût été adoptée par la cour et par la nation, et que dès l'an 1260, un auteur italien 1 lui eût trouvé assez de charmes pour la préférer à la sienne, cependant l'église, l'université et les parlements la repoussèrent encore, et ce ne fut que 1 The Italian Brunetto Latini composed his Livres dou Trésor (1264) in French because he esteemed this tongue to be M plus delitable et plus commune à toutes gens." 4 DE L'UNIVERSALITÉ dans le seizième siècle qu'on lui accorda solennelle- ment les honneurs dus à une langue légitime. A cette époque, la renaissance des lettres, la décou- verte de l'Amérique et du passage aux Indes, l'inven- tion de la poudre et de l'imprimerie, ont donné une autre face aux empires. Ceux qui brillaient se sont tout à coup obscurcis ; et d'autres sortant de leur ob- scurité, sont venus figurer à leur tour sur la scène du monde. Si du nord au midi un nouveau schisme1 a déchiré l'église, un commerce immense a jeté de nou- veaux liens parmi les hommes. C'est avec les sujets de l'Afrique que nous cultivons l'Amérique, et c'est avec les richesses de l'Amérique que nous trafiquons en Asie. L'univers n'offrit jamais un tel spectacle. L'Europe surtout est parvenue à un si haut degré de puissance, que l'histoire n'a rien à lui comparer; le nombre des capitales, la fréquence et la célérité des expéditions, les communications publiques et par- ticulières, en ont fait une immense république, et l'ont forcée à se décider sur le choix d'une langue. Ce choix ne pouvait donc tomber sur l'allemand; car, vers la fin du quinzième siècle et dans tout le cours du seizième, cette langue n'offrait pas un seul monument. Négligée par le peuple qui la parlait, elle cédait toujours le pas à la langue latine. Comment donc faire adopter aux autres ce qu'on n'ose adopter soi-même ? C'est des Allemands que l'Europe apprit 1 The Protestant Eef ormation. DE LA LANGUE FRANÇAISE 5 à négliger la langue allemande. Observons aussi que l'Empire n'a pas joué le rôle auquel son étendue et sa population l'appelaient naturellement ; ce vaste corps n'eut jamais un chef qui lui fût proportionné, et dans tous les temps cette ombre du trône des Césars, qu'on affectait de montrer aux nations, ne fut en effet qu'une ombre. Or on ne saurait croire combien une langue emprunte d'éclat du prince et du peuple qui la parlent. Et lorsque enfin la maison d'Autriche, fière de toutes ses couronnes, a pu faire craindre à l'Europe une monarchie universelle, la politique s'est encore opposée à la fortune de la langue tudesque. Charles-Quint, plus attaché à son sceptre héréditaire qu'à un trône où son fils ne pouvait monter, fit rejaillir l'éclat des Césars sur la nation espagnole. A tant d'obstacles tirés de la situation de l'Empire, on peut en ajouter d'autres fondés sur la nature même de la langue allemande ; elle est trop riche et trop dure à la fois. N'ayant aucun rapport avec les langues anciennes, elle fut pour l'Europe une langue- mère, et son abondance effraya des têtes déjà fatiguées de l'étude du latin et du grec. En effet, un Allemand qui apprend la langue française ne fait, pour ainsi dire, qu'y descendre, conduit par la langue latine ; mais rien ne peut nous faire remonter du français à l'allemand : il aurait fallu se créer pour lui une nouvelle mémoire, et sa littérature, il y a un siècle, ne valait pas un tel effort. D'ailleurs, sa prononciation gutturale choqua 6 DE L'UNIVERSALITE trop l'oreille des peuples du midi ; et les imprimeurs allemands, fidèles à l'écriture gothique, rebutèrent des yeux accoutumés aux caractères romains. On peut donc établir pour règle générale, que, si l'homme du nord est appelé à l'étude des langues méridionales, il faut de longues guerres dans l'empire pour faire surmonter aux peuples du midi leur répu- gnance pour les langues septentrionales. Le genre humain est comme un fleuve qui coule du nord au midi ; rien ne peut le faire rebrousser contre sa source ; et voilà pourquoi l'universalité de la langue française est moins vraie pour l'Espagne et pour l'Italie, que pour le reste de l'Europe. Ajoutez que l'Allemagne a presque autant de dialectes que de capitales, ce qui fait que ses écrivains s'accusent réciproquement de patavinité.1 On dit, il est vrai, que les plus distingués d'entre eux ont fini par s'accorder sur un choix de mots et de tournures, qui met déjà leur langage à l'abri de cette accusation, mais qui le met aussi hors de la portée du peuple dans toute la Germanie. Il reste à savoir jusqu'à quel point la révolution qui s'opère aujourd'hui dans la littérature des Ger- mains, influera sur la réputation de leur langue. On peut seulement présumer que cette révolution s'est 1 The historian Livy was born at Padua, in Latin Patavium. The carping cri tic Pollio complained of "Paduanism" (patavi- nitas) in Livy' s style. Hence the word ff patavinity " has be- come proverbial to express the thought of a captious accusation of provincialism. DE LA LANGUE FRANÇAISE 7 faite un peu tard, et que leurs écrivains ont repris les choses de trop haut. Des poèmes tirés de la Bible,1 où tout respire un air patriarchal, et qui annoncent des mœurs admirables, n'auront de charmes que pour une nation simple et sédentaire, presque sans ports et sans commerce, et qui ne sera peut-être jamais réunie sous un même chef. L'Allemagne offrira longtemps le spectacle d'un peuple antique et modeste, gouverné par une foule de princes amoureux des modes et du langage d'une nation attrayante et polie. D'où il suit que l'accueil extraordinaire que ces princes et leurs académies ont fait à un idiome étranger, est un obstacle de plus qu'ils opposent à leur langue, et comme mie exclusion qu'ils lui donnent. La monarchie espagnole pouvait, ce semble, fixer le choix de l'Europe. Toute brillante de l'or de l'Amérique, puissante dans l'empire, maîtresse des Pays-Bas et d'une partie de l'Italie, les malheurs de François Ier lui donnaient un nouveau lustre, et ses espérances s'accroissaient encore des troubles de la France et du mariage de Philippe II avec la reine d'Angleterre. Tant de grandeur ne fut qu'un éclair. Charles-Quint ne put laisser à son fils la couronne impériale, et ce fils perdit la moitié des Pays-Bas. Bientôt l'expulsion des Maures et les émigrations en Amérique blessèrent l'Etat dans son principe, et ces deux grandes plaies ne tardèrent pas à paraître. 1 For example, Klopstock's Messias. Gessner's Death of Abel. 8 DE L'UNIVERSALITÉ Aussi, quand ce colosse fut frappé par Richelieu, ne put-il résister à la France, qui s'était comme rajeu- nie dans les guerres civiles ; ses armées plièrent de tous cotés, sa réputation s'éclipsa. Peut-être, malgré ses pertes, sa décadence eût été moins prompte en Europe, si sa littérature avait pu alimenter l'avide curiosité des esprits qui se réveillait de toutes parts ; mais le castillan, substitué partout au patois cata- lan, comme notre picard l'avait été au provençal; le castillan, dis- je, n'avait point cette galanterie moresque dont l'Europe fut quelque temps charmée, et le génie national était devenu plus sombre. Il est vrai que la folie des chevaliers errants nous valut le Dom- Quichotte, et que l'Espagne acquit un théâtre; il est vrai qu'on parlait espagnol dans les cours de Vienne, de Bavière, de Bruxelles, de Naples et de Milan ; que cette langue circulait en France avec l'or de Philippe, du temps de la ligue,1 et que le mariage de Louis XIII avec une princesse espagnole2 maintint si bien sa faveur, que les courtisans la parlaient, et que les gens de lettres empruntèrent la plupart de leurs pièces au théâtre de Madrid ; mais le génie de Cervantes et celui de Lopès de Vega ne suffirent pas longtemps à nos besoins. Le premier, d'abord traduit, ne perdit 1 The Holy League (1576-1598) was an organization of Catho- lics for religious and political ends under the Duc de Guise, in conjunction with Spain, against the French Protestants. 2 Anne of Austria, mother of Louis XIV. DE LA LANGUE FRANÇAISE 9 point à l'être ; le second, moins parfait, fut bientôt imité et surpassé. On s'aperçut donc que la magni- ficence de la langue espagnole et l'orgueil national cachaient une pauvreté réelle. L'Espagne, n'ayant que le signe de la richesse, paya ceux qui commerçaient pour elle, sans songer qu'il faut toujours les payer davantage. Grave, peu communicative, subjuguée par des prêtres, elle fut pour l'Europe ce qu'était autrefois la mystérieuse Egypte, dédaignant des voisins qu'elle enrichissait, et s'enveloppant du manteau de cet orgueil politique qui a fait tous ses maux. On peut dire que sa position fut un autre obstacle au progrès de sa langue. Le voyageur qui la visite y trouve encore les colonnes d'Hercule, et doit tou- jours revenir sur ses pas ; aussi l'Espagne est-elle, de tous les royaumes, celui qui doit le plus difficilement réparer ses pertes lorsqu'il est une fois dépeuplé. Mais, en supposant que l'Espagne eût conservé sa prépondérance politique, il n'est pas démontré que sa langue fût devenue la langue usuelle de l'Europe. La majesté de sa prononciation invite à l'enflure, et la simplicité de la pensée se perd dans la longueur des mots et sous la plénitude des désinences. On est tenté de croire qu'en espagnol la conversation n'a plus de familiarité, l'amitié plus d'épanchement, le com- merce de la vie plus de liberté, et que l'amour y est toujours un culte. Charles-Quint lui-même, qui par- lait plusieurs langues, réservait l'espagnol pour des 10 DE L'UNIVEESALITÉ jours de solennité et pour ses prières. En effet, les livres ascétiques y sont admirables, et il semble que le commerce de l'homme à Dieu se fasse mieux en espagnol qu'en tout autre idiome. Les proverbes y ont aussi de la réputation, parce qu'étant le fruit de l'expérience de tous les peuples, et le bon sens de tous les siècles réduit en formules, l'espagnol leur prête encore une tournure plus sententieuse ; mais les proverbes ne quittent pas les lèvres du petit peuple. 11 paraît donc probable que ce sont et les défauts et les avantages de la langue espagnole, qui l'ont exclue à la fois de l'universalité. Mais comment l'Italie ne donna-t-elle pas sa langue à l'Europe ? Centre du monde depuis tant de siècles, on était accoutumé à son empire et à ses lois. Aux Césars qu'elle n'avait plus avaient succédé les pon- tifes, et la religion lui rendait constamment les états que lui arrachait le sort des armes. Les seules routes praticables en Europe, conduisaient à Borne ; elle seule attirait les vœux et l'argent de tous les peuples, parce qu'au milieu des ombres épaisses qui couvraient l'occi- dent, il y eut toujours, dans cette capitale, une masse de lumières; et quand les beaux-arts, exilés de Con- stantinople, se réfugièrent dans nos climats, l'Italie se réveilla la première à leur approche, et fut une seconde fois la Grande-Grèce.1 Comment s'est-il donc fait qu'à tous ces titres elle n'ait pas ajouté l'empire du langage ? 1 A name for southern Italy during tlie Greek domination. DE LA LANGUE FRANÇAISE 11 C'est que dans tous les temps les papes ne par- lèrent et n'écrivirent qu'en latin ; c'est que pendant vingt siècles cette langue régna dans les républiques, dans les cours, dans les écrits et dans les monuments de l'Italie, et que le toscan fut toujours appelé la langue vulgaire. Aussi, quand le Dante entreprit d'illustrer ses malheurs et ses vengeances, hésita-t-il longtemps entre le toscan et le latin. Il voyait que sa langue n'avait pas, même dans le midi de l'Europe, l'éclat et la vogue du provençal; et il pensait, avec son siècle, que l'immortalité était exclusivement attachée à la langue latine. Pétrarque et Bocace eurent les mêmes craintes ; et, comme le Dante, ils ne purent résister à la tentation d'écrire la plu- part de leurs ouvrages en latin. Il est arrivé pourtant le contraire de ce qu'ils espéraient; c'est dans leur langue maternelle que leur nom vit encore ; leurs œuvres latines sont dans l'oubli. Il est même à présumer que sans les sublimes conceptions de ces trois grands hommes, le patois des Troubadours aurait disputé le pas à la langue italienne, au milieu même de la cour pontificale établie en Provence.1 Quoi qu'il en soit, les poèmes du Dante et de Pétrarque, brillants de beautés antiques et modernes, ayant fixé l'admiration de l'Europe, la langue toscane 1 Avignon in Provence was the seat of the Papal court from 1309 until 1376, tins period being known as the Babylonian cap- tivity of the Papacy. 12 DE L'UNIVERSALITÉ acquit de l'empire. A cette époque, le commerce de l'ancien monde passait tout entier par les mains de l'Italie : Pise, Florence, et surtout Venise et Gênes, étaient les seules villes opulentes de l'Europe. C'est d'elles qu'il fallut, au temps des croisades, emprunter des vaisseaux pour passer en Asie, et c'est d'elles que les barons français, anglais et allemands, tiraient le peu de luxe qu'ils avaient. La langue toscane régna sur toute la Méditerranée. Enfin, le beau siècle des Médicis arriva. Machiavel débrouilla le chaos de la politique, et Galilée sema les germes de cette philo- sophie, qui n'a porté des fruits que pour la France et le nord de l'Europe. La sculpture et la peinture prodiguaient leurs miracles, et l'architecture marchait d'un pas égal. Eome se décora de chef-d'œuvres sans nombre, et l'Arioste et le Tasse portèrent bientôt la plus douce des langues à sa plus haute perfection dans des poèmes qui seront toujours les premiers monuments de l'Italie et le charme de tous les hommes. Qui pouvait donc arrêter la domination d'une telle langue ? D'abord, une cause tirée de Tordre même des événements : cette maturité fut trop précoce. L'Es- pagne, toute politique et guerrière, parut ignorer l'existence du Tasse et de l'Arioste : l'Angleterre, théologique et barbare, n'avait pas un livre, et la France se débattait dans les horreurs de la ligue.1 1 See p. 8, note 1. DE LA LANGUE FRANÇAISE 13 On dirait que l'Europe n'était pas prête, et qu'elle n'avait pas encore senti le besoin d'une langue universelle. Une foule d'autres causes se présente. Quand la Grèce était un monde, dit fort bien Montesquieu, ses plus petites villes étaient des nations : mais ceci ne put jamais s'appliquer à l'Italie dans le même sens. La Grèce donna des lois aux barbares qui l'environ- naient : et l'Italie, qui ne sut pas, à son exemple, se former en république fédérative, fut tour à tour envahie par les Allemands, par les Espagnols et par les Français. Son heureuse position et sa marine auraient pu la soutenir et l'enrichir ; mais, dès qu'on eut doublé le cap de Bonne-Espérance, l'Océan reprit ses droits, et le commerce des Indes ayant passé tout entier aux Portugais, l'Italie ne se trouva plus que dans un coin de l'univers. Privée de l'éclat des armes et des ressources du commerce, il lui restait sa langue et ses chef-d'œuvres : mais par une fatalité singulière, le bon goût se perdit en Italie, au moment où il se réveillait en France. Le siècle des Corneille, des Pascal et des Molière, fut celui d'un cavalier Marin,1 d'un 1 Marino or Marini (1569-1625), Italian poet, for some time a résident of Paris, famous for his once popnlar poem Adone (1623). The affectée! style called ff marinismo" in Italy is com- parable with what was called "préciosité" in France, "cultismo" or "gongorismo" in Spain, and rfeuphuism " in England. Cf. C. W. Cabeen's L'Influence de G.-B. Marino sur la littérature française de la première moitié du 17e siècle (1904). U DE L'UNIVEESALITE Achillini1 et d'une foule d'auteurs plus méprisables encore : de sorte que, si l'Italie avait conduit la France, il fallut ensuite que la France ramenât l'Italie. Cependant l'éclat du nom Français augmentait; l'Angleterre se mettait sur les rangs, et l'Italie se dégradait de plus en plus. On sentit généralement qu'un pays, qui ne fournissait plus que des baladins à l'Europe, ne donnerait jamais assez de considéra- tion à sa langue. On observa que l'Italie, n'ayant pu, comme la Grèce, ennoblir ses différents dialectes, elle s'en était trop occupée. A cet égard, la France paraît plus heureuse; les patois y sont abandonnés aux provinces, et c'est sur eux que le petit peuple exerce ses caprices, tandis que la langue nationale est hors de ses atteintes. Enfin, le caractère même de la langue italienne fut ce qui l'écarta le plus de cette universalité qu'obtient chaque jour la langue française. On sait quelle distance sépare en Italie la poésie de la prose : mais ce qui doit étonner, c'est que le vers y ait réellement plus d'âpreté, ou pour mieux dire, moins de mignardise que la prose. Les lois de la mesure et de l'harmonie ont forcé le poète à tronquer les mot^ et par ces syncopes fréquentes, il s'est fait une langue à part, qui, outre la hardiesse des inversions, a une marche plus rapide et plus ferme. Mais la 1 Achillini (1466-1538), Italian poet of minor importance and little merit. DE LA LANGUE FRANÇAISE 15 prose, composée de mots dont toutes les lettres se prononcent, et roulant toujours sur des sons pleins, se traîne avec trop de lenteur ; son éclat est mono- tone; l'oreille se lasse de sa douceur, et la langue de sa mollesse : ce qui peut venir de ce que chaque mot étant harmonieux en particulier, l'harmonie du tout ne vaut rien. La pensée la plus vigoureuse se détrempe dans la prose italienne. Elle est souvent ridicule et presqu'insupportable dans une bouche virile, parce qu'elle ôte à l'homme cette teinte d'austérité qui doit en être inséparable. Comme la langue allemande, elle a des formes cérémonieuses, ennemies de la conversation, et qui ne donnent pas assez bonne opinion de l'espèce humaine. On y est toujours dans la fâcheuse alternative d'ennii)Ter ou d'insulter un homme. Enfin, il paraît difficile d'être naïf ou vrai dans cette langue, et la plus simple assertion y est toujours renforcée du serment. Tels sont les inconvénients de la prose italienne, d'ailleurs si riche et si flexible. Or, c'est la prose qui donne l'empire à une langue, parce qu'elle est toute usuelle : la poésie n'est qu'un objet de luxe. Malgré tout cela, on sent bien que la patrie de Raphaël, de Michel- Ange et du Tasse, ne sera jamais sans honneurs. C'est dans ce climat fortuné que la plus mélodieuse des langues s'est unie à la musique des anges, et cette alliance leur assure un empire éternel. C'est là que les chef-d'œuvres antiques et 16 DE L'UNIVERSALITÉ modernes, et la beauté du ciel attirent le voyageur, et que l'affinité des langues toscane et latine le fait passer avec transport de l'Enéide à la Jérusalem.1 L'Italie, environnée des puissances qui l'humilient, a toujours droit de le charmer; et sans doute que, si les littératures anglaise et française n'avaient éclipsé la sienne, l'Europe aurait encore accordé plus d'hom- mages à une contrée deux fois mère des arts. Dans ce rapide tableau des nations, on voit le caractère des peuples, et le génie de leur langue marcher d'un pas égal, et l'un est toujours garant de l'autre. Admirable propriété de la parole, de montrer ainsi l'homme tout entier ! Des philosophes ont demandé si la pensée peut exister sans parole ou sans quelqu'autre signe : non sans doute. L'homme, étant une machine très-harmonieuse, n'a pu être jeté dans le monde, sans s'y établir une foule de rapports. La seule présence des objets lui a donné des sensations, qui sont nos idées les plus simples, et qui ont bientôt amené les raisonnements. Il a d'abord senti le plaisir et la douleur, et il les a nommés ; ensuite il a connu et nommé l'erreur et la vérité. Or, sensation et raisonnement, voilà de quoi tout l'homme se compose : l'enfant doit sentir avant de parler, mais il faut qu'il parle avant de penser. Chose étrange ! Si l'homme n'eût pas créé des signes, ses idées simples et fugitives, germant et mourant 1 VergiPs ^Eneid ; Tasso's Gerusalemme Liberata. DE LA LANGUE FRANÇAISE 17 tour à tour, n'auraient pas laissé plus de traces dans son cerveau, que les flots d'un ruisseau qui passe n'en laissent dans ses yeux. Mais l'idée simple a d'abord nécessité le signe, et bientôt le signe a fécondé l'idée ; chaque mot a fixé la sienne, et telle est leur associa- tion, que si la parole est une pensée qui se manifeste, il faut que la pensée soit une parole intérieure et cachée. L'homme qui parle est donc l'homme qui pense tout haut ; et si on peut juger un homme par ses paroles, on peut aussi juger une nation par son langage. La forme et le fond des ouvrages dont chaque peuple se vante n'y fait rien : c'est d'après le caractère et le génie de leur langue qu'il faut prononcer : car presque tous les écrivains suivent des règles et des modèles, mais une nation entière parle d'après son génie. On demande souvent ce que c'est que le génie d'une langue, et il est difficile de le dire. Ce mot tient à des idées très-composées ; il a l'inconvénient des idées abstraites et générales ; on craint, en le définissant, de le généraliser encore. Mais afin de mieux rapprocher cette expression de toutes les idées qu'elle embrasse, on peut dire que la douceur ou l'âpreté des articula- tions, l'abondance ou la rareté des voyelles, la prosodie et l'étendue des mots, leurs filiations, et enfin le nombre et la forme des tournures et des constructions qu'ils prennent entr'eux, sont les causes les plus évidentes du génie d'une langue ; et ces causes se lient au climat et au caractère de chaque peuple en particulier. 18 DE L'UNIVERSALITÉ Il semble, au premier coup-d'œil, que les propor- tions de l'organe vocal étant invariables, elles auraient dû produire surtout les mêmes articulations et les mêmes mots, et qu'on ne devrait entendre qu'un seul langage dans l'univers. Mais si les autres proportions du corps humain, non moins invariables, n'ont pas laissé de changer de nation à nation, et si les pieds, les pouces et les coudées d'un peuple ne sont pas ceux d'un autre, il fallait aussi que l'organe brillant et compliqué de la parole éprouvât de grands change- ments de peuple en peuple, et souvent de siècle en siècle. La nature, qui n'a qu'un modèle pour tous les hommes, n'a pourtant pas confondu tous les visages sous une même physionomie. Ainsi, quoiqu'on trouve les mêmes articulations radicales chez des peuples différents, les langues n'en ont pas moins varié comme la scène du monde ; chantantes et voluptueuses dans les beaux climats, âpres et sourdes sous un ciel triste, elles ont constamment suivi la répétition et la fré- quence des mêmes sensations. Après avoir expliqué la diversité des langues par la nature même des choses, et fondé l'union du carac- tère d'un peuple et du génie de sa langue sur l'éter- nelle alliance de la parole et de la pensée, il est temps d'arriver aux deux peuples qui nous attendent, et qui doivent fermer cette lice des nations : peuples chez qui tout diffère, climat, langage, gouvernement, vices et vertus : peuples voisins et rivaux, qui après avoir DE LA LANGUE FRANÇAISE 19 disputé trois cents ans, non à qui aurait l'empire, mais à qui existerait, se disputent encore la gloire des lettres, et se partagent depuis un siècle les regards de l'univers. L'Angleterre, sous un ciel nébuleux, et séparée du reste du monde, ne parut qu'un exil aux Romains, tandis que la Gaule, ouverte à tous les peuples, et jouis- sant du ciel de la Grèce, faisait les délices des Césars. Première différence établie par la nature, et d'où dérive une foule d'autres différences. Ne cherchons pas ce qu'était la nation anglaise, lorsque répandue dans les plus belles provinces de France, adoptant notre langue et nos mœurs, elle n'offrait pas une physionomie dis- tincte ; ni dans le temps où, consternée par le despo- tisme de Guillaume le conquérant ou des Tudor, elle donnait à ses voisins des modèles d'esclavage ; mais considérons-la dans son île, rendue à son propre génie, parlant sa propre langue, florissante de ses lois, s'assevant enfin à son véritable rang en Europe. Par sa position et par la supériorité de sa marine, elle peut nuire à toutes les nations et les braver sans cesse. Comme elle doit toute sa splendeur à l'Océan qui l'environne, il faut qu'elle l'habite, qu'elle le cul- tive, qu'elle se l'approprie ; il faut que cet esprit d'in- quiétude et d'impatience, auquel elle doit sa liberté, se consume au dedans s'il n'éclate au dehors. Mais, quand l'agitation est intérieure, elle peut être fatale au prince, qui, pour lui donner un autre cours, se hâte 20 DE L'UNIVERSALITÉ d'ouvrir ses ports ; et les pavillons de l'Espagne, de la France ou de la Hollande, sont bientôt insultés. Son commerce, qui s'est ramifié dans les quatre par- ties du monde, fait aussi qu'elle peut être blessée de mille manières différentes, et les sujets de guerre ne lui manquent jamais : de sorte qu'à toute l'estime qu'on ne peut refuser à une nation puissante et éclairée, les autres peuples joignent toujours un peu de haine, mêlée de crainte et d'envie. Mais la France, qui a dans son sein une subsis- tance assurée et des richesses immortelles, agit contre ses intérêts et méconnaît son génie, quand elle se livre à l'esprit de conquête. Son influence est si grande dans la paix et dans la guerre, que toujours maîtresse de donner l'une ou l'autre, il doit lui sem- bler doux de tenir dans ses mains la balance des empires, et d'associer le repos de l'Europe au sien. Par sa situation, elle tient à tous les états ; par sa juste étendue, elle touche à ses véritables limites. Il faut donc que la France conserve et qu'elfe soit con- servée ; ce qui la distingue de tous les peuples anciens et modernes. Le commerce des deux mers enrichit ses villes maritimes et vivifie son intérieur ; et c'est de ses productions qu'elle alimente son commerce, si bien que tout le monde a besoin de la France, quand l'Angleterre a besoin de tout le monde. Aussi, dans les cabinets de l'Europe, c'est plutôt l'Angleterre qui inquiète, c'est plutôt la France qui domine. Sa capitale, DE LA LANGUE FRANÇAISE 21 enfoncée dans les terres, n'a point eu, comme les villes maritimes, l'affluence des peuples ; mais elle a mieux senti et mieux rendu l'influence de son propre génie, le goût de son terroir, l'esprit de son gouverne- ment. Elle a attiré par ses charmes, plus que par ses richesses; elle n'a pas eu le mélange, mais le choix des nations ; les gens d'esprit y ont abondé, et son empire a été celui du goût. Les opinions exagérées du nord et du midi viennent y prendre une teinte qui plaît à tous. Il faut donc que la France craigne de détourner, par la guerre, l'heureux penchant de tous les peuples pour elle : quand on règne par l'opinion, a-t-on besoin d'un autre empire ? Je suppose ici que, si le principe du gouvernement s'affaiblit chez l'une des deux nations, il s'affaiblit aussi dans l'autre, ce qui fera subsister longtemps le parallèle et leur rivalité : car, si l'Angleterre avait tout son ressort, elle serait trop remuante; et la France serait trop à craindre, si elle déployait toute sa force. Il y a pourtant cette observation à faire, que le monde politique peut changer d'attitude, et la France n'y perdrait pas beaucoup. Il n'en est pas ainsi de l'Angleterre, et je ne puis prévoir jusqu'à quel point elle tombera, pour avoir plutôt songé à étendre sa domination que son commerce. La différence de peuple à peuple n'est pas moins forte d'homme à homme. L'Anglais sec et taci- turne joint, à l'embarras et à la timidité de l'homme 22 DE L'UNIVERSALITÉ du nord, une impatience, un dégoût de toute chose, qui va souvent jusqu'à celui de la vie ; le Français a une saillie de gaîté qui ne l'abandonne pas ; et à quelque régime que leurs gouvernements les aient mis l'un et l'autre, ils n'ont jamais perdu cette première empreinte. Le Français cherche le côté plaisant de ce monde, l'Anglais semble toujours assister à un drame : de sorte que ce qu'on a dit du Spartiate et de l'Athénien, se prend ici à la lettre ; on ne gagne pas plus à ennuyer un Français qu'à divertir un Anglais. Celui-ci voyage pour voir, le Français pour être vu. On n'allait pas beaucoup à Lacédémone, si ce n'est pour étudier son gouvernement ; mais le Français, visité par toutes les nations, peut se croire dispensé de voyager chez elles, comme d'apprendre leurs langues, puisqu'il retrouve partout la sienne. En Angleterre, les hommes vivent beaucoup entre eux; aussi les femmes qui n'ont pas quitté le tribunal domestique, ne peuvent entrer dans le tableau de la nation : mais on ne peindrait les Français que de profil, si on fai- sait le tableau sans elles ; c'est de leurs vices et des nôtres, de la politesse des hommes . et de la coquet- terie des femmes, qu'est née cette galanterie des deux sexes qui les corrompt tour à tour, et qui donne à la corruption même des formes si brillantes et si aimables.1 Sans avoir la subtilité qu'on reproche aux peuples du midi, et l'excessive simplicité du nord, la 1 Cf. -La Femme au 18e siècle, by the brothers Goncourt. DE LA LANGUE FKANÇAISE 23 France a la politesse et la grâce : et non seulement elle a la grâce et la politesse, mais c'est elle qui en fournit les modèles dans les mœurs, dans les manières et dans les parures. Sa mobilité ne donne pas à l'Europe le temps de se lasser d'elle. C'est pour tou- jours plaire que le Français change toujours ; c'est pour ne pas trop se déplaire à lui-même que l'Anglais est contraint de changer. On nous reproche l'impru- dence et la fatuité ; mais nous en avons tiré plus de parti, que nos ennemis de leur flegme et de leur fierté : la politesse ramène ceux qu'a choqués la vanité ; il n'est point d'accommodement avec l'orgueil. On peut d'ailleurs en appeler au Français de qua- rante ans, et l'Anglais ne gagne rien aux délais. Il est bien des moments où le Français pourrait payer de sa personne ; mais il faudra toujours que l'Anglais paye de son argent ou du crédit de sa nation. Enfin, s'il est possible que le Français n'ait acquis tant de grâces et de goût qu'aux dépens de ses mœurs, il est encore très-possible que l'Anglais ait perdu les siennes, sans acquérir ni le goût ni les grâces. Quand on compare un peuple du midi à un peuple du nord, on n'a que des extrêmes à rapprocher : mais la France, sous un ciel tempéré, changeante dans ses manières et ne pouvant se fixer elle-même, parvient pourtant à fixer tous les goûts. Les peuples du nord viennent y chercher et trouver l'homme du midi, et les peuples du midi y cherchent et y trouvent l'homme 24 DE L'UNIVEESALITÉ du nord. Fias mi cavalier Francès, c'est le chevalier Français qui me plaît, disait, il y a huit cents ans, ce Frédéric Ier qui avait vu toute l'Europe et qui était notre ennemi.1 Que devient maintenant le re- proche si souvent fait au Français, qu'il n'a pas le caractère de l'Anglais ? Ne voudrait-on pas aussi qu'il parlât la même langue ? La nature, en lui don- nant la douceur d'un climat, ne pouvait lui donner la rudesse d'un autre : elle Ta fait l'homme de toutes les nations, et son gouvernement ne s'oppose point au vœu de la nature. J'avais d'abord établi que la parole et la pensée, le génie des langues et le caractère des peuples, se sui- vaient d'un même pas : je dois dire aussi que les langues se mêlent entre elles comme les peuples ; qu'après avoir été obscures comme eux, elles s'élèvent et s'ennoblissent avec eux: une langue riche ne fut jamais celle d'un peuple ignorant et pauvre. Mais, si les langues sont comme les nations, il est encore très-vrai que les mots sont comme les hommes. Ceux qui ont dans la société une famille et des alliances étendues, y ont aussi une plus grande consistance. C'est ainsi que les mots, qui ont de nombreux dérivés et qui tiennent à beaucoup d'autres, sont les premiers mots d'une langue et ne vieilliront jamais ; tandis que ceux qui sont isolés, ou sans harmonie, tombent comme 1 Frederick I (Barbarossa), Emperor of Germany (1123-1190), engaged in wars in Italy and in the Crusades. DE LA LANGUE FRANÇAISE 25 des hommes sans recommandation et sans appui. Pour achever le parallèle, on peut dire que les uns et les autres ne valent qu'autant qu'ils sont à leur place. J'insiste sur cette analogie, afin de prouver combien le goût qu'on a dans l'Europe pour les Français, est inséparable de celui qu'on a pour leur langue; et combien l'estime dont cette langue jouit, est fondée sur celle que l'on sent pour la nation. Voyons maintenant si le génie et les écrivains de la langue française x auraient pu lui donner cette uni- versalité qu'elle n'a point obtenue du caractère et de la réputation du peuple qui la parle. Opposons sa langue à la nôtre, sa littérature à notre littérature, et justifions le choix de l'univers. S'il est vrai qu'il n'y eut jamais ni langage ni peuple sans mélange, il n'est pas moins évident qu'après une conquête il faut du temps pour con- solider le nouvel état, et pour bien fondre ensemble les idiomes et les familles des vainqueurs et des vain- cus. Mais on est étonné, quand on voit qu'il a fallu plus de mille ans à la langue française pour arri- ver à sa maturité. On ne l'est pas moins quand on songe à la prodigieuse quantité d'écrivains qui ont fourmillé dans cette langue depuis le cinquième siècle jusqu'à la fin du seizième, sans compter ceux qui écri- vaient en latin. Quelques monuments, qui s'élèvent 1 The word française is plainly a misprint in the original for anglaise. 26 DE L'UNIVERSALITÉ encore dans cette mer d'oubli, nous offrent autant de français différents. Les changements et les révolu- tions de la langue étaient si brusques, que le siècle où on vivait dispensait toujours de lire les ouvrages du siècle précédent. Les auteurs se traduisaient mutuellement de demi-siècle en demi-siècle, de patois en patois, de vers en prose : et dans cette longue gale- rie d'écrivains, il ne s'en trouve pas un qui n'ait cru fermement que la langue était arrivée pour lui à sa dernière perfection. Pâquier1 affirmait de son temps qu'il ne s'}^ connaissait pas, ou que Ronsard2 avait fixé la langue française. A travers ces variations, on voit cependant combien le caractère de la nation influait sur elle : la con- struction de la phrase fut toujours directe et claire. La langue française n'eut donc que deux sortes de barbaries à combattre : celle des mots et celle du mauvais goût de chaque siècle. Les conquérants français, en adoptant les expressions celtes et latines, les avaient marquées chacune à son coin: on eut une langue pauvre et décousue, où tout fut arbitraire, et le désordre régna dans la disette. Mais, quand la monarchie acquit plus de force et d'unité, il fallut refondre ces monnaies éparses et les réunir sous une 1 Pasquier (cl. 1615), lawyer and historian. Anthor of Recherches de la France. 2 Founder of the Pléiade, and best lyric poet of tlie sixteenth century. DE LA LANGUE EEAXÇAISE 27 empreinte générale, conforme d'un côté à leur origine, et de l'autre au génie même de la nation ; ce qui leur donna une physionomie double. On se fît une langue écrite et une langue parlée, et ce divorce de l'ortho- graphe et de la prononciation dure encore. Enfin le bon goût ne se développa tout entier que dans la per- fection même de la société : la maturité du langage et celle de la nation arrivèrent ensemble. En effet, quand l'autorité publique est affermie, que les fortunes sont assurées, les privilèges confirmés, les droits éclaircis, les rangs assignés ; quand la nation heureuse et respectée jouit de la gloire au dehors, de la paix et du commerce au dedans ; lorsque dans la capitale un peuple immense se mêle toujours sans jamais se confondre : alors on commence à distinguer autant de nuances dans le langage que dans la société ; la délicatesse des procédés amène celle des propos ; les métaphores sont plus justes, les comparaisons plus nobles, les plaisanteries plus fines ; la parole étant le vêtement de la pensée, on veut des formes plus élé- gantes. C'est ce qui arriva aux premières années du règne de Louis XIV. Le poids de l'autorité royale fit rentrer chacun à sa place ; on connut mieux ses droits et ses plaisirs ; l'oreille plus exercée exigea une pro- nonciation plus douce: une foule d'objets nouveaux demandèrent des expressions nouvelles ; la langue française fournit à tout, et l'ordre s'établit dans l'abondance. 28 DE L'UNIVERSALITÉ Il faut donc qu'une langue s'agite jusqu'à ce qu'elle se repose dans son propre génie, et ce principe ex- plique un fait assez extraordinaire. C'est qu'aux trei- zième et quatorzième siècles, la langue française était plus près d'une certaine perfection, qu'elle ne le fut au seizième. Ses éléments s'étaient déjà incorporés ; ses mots étaient assez fixes, et la construction de ses phrases, directe et régulière: il ne manquait donc à cette langue que d'être parlée dans un siècle plus heu- reux, et ce temps approchait. Mais, contre tout espoir, la renaissance des lettres la- fit tout à coup rebrousser vers la barbarie. Une foule de poètes s'élevèrent dans son sein, tels que les Jodelle, les Baïf et les Eonsard.1 Epris d'Homère et de Pindare, et n'ayant pas digéré les beautés de ces grands modèles, ils s'imaginèrent que la nation s'était trompée jusque-là, et que la langue française aurait bientôt le charme du grec, si on y transportait les mots composés, les diminutifs, les péjoratifs, et surtout la hardiesse des inversions, choses précisément opposées à son génie. Le ciel fut porte-flambeaux, Jupiter lance-tonnerre ; on eut des agnelets doucelets; on fit des vers sans rime, des hexamètres, des pentamètres ; les métaphores basses ou gigantesques se cachèrent sous un style entor- tillé; enfin, ces poètes parlèrent grec en français, et de tout un siècle on ne s'entendit point dans notre 1 Poets of the Pléiade (1550), who professed a cuit for Greek art and literature. DE LA LANGUE FEANÇAISE 29 poésie.- C'est sur leurs sublimes échasses que le bur- lesque se trouva naturellement monté, quand le bon goût vint à paraître. A cette même époque, les deux reines Médicis1 donnaient une grande vogue à l'italien, et les cour- tisans tâchaient de l'introduire de toute part dans la langue française. Cette irruption du grec et de l'italien la troubla d'abord ; mais, comme une liqueur déjà saturée, elle ne put recevoir ces nouveaux éléments : ils ne tenaient pas ; on les vit tomber d'eux-mêmes. Les malheurs de la France, sous les derniers Valois, retardèrent la perfection du langage ; mais la fin du règne de Henri IV et celui de Louis XIII, ayant donné à la nation l'avant-goût de son triomphe, la poésie française se montra d'abord sous les auspices de son propre génie. La prose plus sage ne s'en était pas écartée comme elle ; témoins Amiot, Montagne et Charon2; aussi, pour la première fois, peut-être, elle précéda la poésie qui la devança toujours. Il manque un trait à cette faible esquisse de la langue romance ou gauloise. On est persuadé que nos pères étaient tous naïfs; que c'était un bienfait de leurs temps et de leurs mœurs, et qu'il est encore attaché à leur langage: si bien que certains auteurs 1 Catherine de Médicis, queen of Henri II of France ; and Marie de Médicis, qneen of Henri IV. 2 Amyot translated admirably Plutarch's Lives; Montaigne is author of famous Essais; Charron philosopher and theologian. 0. -*■>;- 30 DE L'UNIVERSALITÉ empruntent aujourd'hui leurs tournures, afin d'être naïfs aussi. Ce sont des vieillards qui, ne pouvant parler en hommes, bégayent pour paraître enfants; le naïf qui se dégrade, tombe dans le niais. Voici donc comment s'explique cette naïveté gauloise. Tous les peuples ont le naturel : il ne peut y avoir un siècle très-avancé qui connaisse et sente le naïf. Celui que nous trouvons et que nous sentons dans le style de nos ancêtres, l'est devenu pour nous; il n'était pour eux que le naturel. C'est ainsi qu'on trouve tout naïf dans un enfant qui ne s'en doute pas. Chez les peuples perfectionnés et corrompus, la pensée a toujours un voile, et la modération exilée des mœurs se réfugie dans le langage ; ce qui le rend plus fin et plus piquant. Lorsque, par une heureuse absence de finesse et de précaution, la phrase montre la pensée toute nue, le naïf paraît. De même chez les peuples vêtus, une nudité produit la pudeur ; mais les nations qui vont nues, sont chastes sans être pudiques, comme les Gaulois étaient naturels sans être naïfs. On pour- rait ajouter que ce qui nous fait sourire dans une expression antique, n'eut rien de plaisant dans son siècle, et que telle épigramme chargée de sel d'un vieux mot, eût été fort innocente il y a deux cents ans. Il me semble donc qu'il est ridicule, quand on n'a pas la naïveté, d'en emprunter les livrées: nos grands écrivains l'ont trouvée dans leur âme, sans quitter leur langue, et celui qui, pour être naïf, DE LA LANGUE FEANÇAISE 31 emprunte une phrase d'Amiot, demanderait, pour être brave, l'armure de Bayard.1 C'est une chose bien remarquable, qu'à quelque époque de la langue française qu'on s'arrête, depuis sa plus obscure origine jusqu'à Louis XIII, et dans quelque imperfection qu'elle se trouve de siècle en siècle, elle ait toujours charmé l'Europe, autant que le malheur des temps l'a permis. Il faut donc que la France ait toujours eu une perfection relative et cer- tains agréments fondés sur sa position et sur l'heureuse humeur de ses habitants. L'histoire qui confirme par- tout cette vérité, n'en dit pas autant de l'Angleterre. Les Saxons, l'ayant conquise, s'y établirent, et c'est de leur idiome et de l'ancien jargon du pays que se forma la langue anglaise, appelée Anglo-Saxon. Cette langue fut abandonnée au peuple, depuis la conquête de Guillaume jusqu'à Edouard III ; intervalle pen- dant lequel la cour et les tribunaux d'Angleterre ne s'exprimèrent qu'en français. Mais enfin la jalousie nationale s'étant réveillée, on exila une langue rivale que le génie anglais repoussait depuis longtemps. On sent bien que les deux langues s'étaient mêlées malgré leur haine ; mais il faut observer que les mots français qui émigrèrent en foule dans l'anglais, et qui se fondirent dans une prononciation et une syntaxe nouvelle, ne furent pourtant pas défigurés. Si notre 1 "Le chevalier sans peur et sans reproche," who fought for François I. 32 DE L'UNIVERSALITÉ oreille les méconnaît, nos yeux les retrouvent encore ; tandis que les mots latins qui entraient dans les dif- férents jargons de l'Europe, furent toujours mutilés, comme les obélisques et les statues qui tombaient entre les mains des barbares. Cela vient de ce que les Latins ayant placé les nuances de la déclinaison et de la conjugaison dans les finales des mots, nos ancêtres, qui avaient leurs articles, leurs pronoms et leurs verbes auxiliaires, tronquèrent ces finales qui leur étaient inutiles, et qui défiguraient le mot à leurs yeux.1 Mais dans les emprunts que les langues modernes se font entre elles, le mot ne s'altère que dans la prononciation. Pendant un espace de quatre cents ans, je ne trouve en Angleterre que Chaucer et Spencer. Le premier mérita, vers le milieu du quinzième siècle, d'être appelé l'Homère anglais ; notre Eonsard le mérita de même ; et Chaucer, aussi obscur que lui, fut encore moins connu. De Chaucer jusqu'à Shakespear et Milton, rien ne transpire dans cette île célèbre, et sa littérature ne vaut pas un coup d'œil.2 1 The Romance languages which developed out of the vulgar Latin are distinguished from classic Latin in their tendency toward analysis instead of synthesis; i. e., the parts of speech that were inflected tend to lose their inflectional suffixes, and syntactical relation of words is then represented by the help of articles, prépositions, and auxiliary verbs. 2 Rivarol qualifies this sweeping statement in a note to the effect that he is not considering the progress of science but only of literature. DE LA LANGUE FRANÇAISE 33 Me voilà tout à coup revenu à l'époque où j'ai laissé la langue française. La paix de Vervins 1 avait appris à l'Europe sa véritable position ; on vit chaque état se placer à son rang. L'Angleterre brilla pour un moment de l'éclat d'Elisabeth et de Cromwell, et ne sortit pas du pédantisme: l'Espagne épuisée ne put cacher sa faiblesse; mais la France montra toute sa force, et les lettres commencèrent sa gloire. Si Eonsard avait bâti des chaumières avec des tronçons de colonnes grecques, Malherbe2 éleva le premier des monuments nationaux. Richelieu,3 qui affectait toutes les grandeurs, abaissait d'une main la maison d'Autriche, et de l'autre attirait à lui le jeune Corneille, en l'honorant de sa jalousie. Ils fon- daient ensemble ce théâtre, où, jusqu'à l'apparition de Racine, l'auteur du Cid régna seul. Pressentant les accroissements et l'empire de la langue, il lui créait un tribunal, afin de devenir par elle le législateur des lettres. A cette époque, une foule de génies vigoureux 1 1598, between Henri IV and Philip II of Spam, bringing to a close the French wars of religion. 2 Malherbe (cl. 1628), lyric poet, painstaking rather than in- spired, whose art was later developed by Boileau into an elabo- rated theory in his Art poétique (1669-1674). Of Malherbe, Boileau wrote, Enfin Malherbe vint, et, le premier en France, Fit sentir dans les vers une juste cadence. 3 Richelieu caused the incorporation of the Académie Fran- çaise in 1635 and became its first patron. 34 DE L'UNIVERSALITÉ s'emparèrent de la langue française, et lui firent par- courir rapidement toutes ses périodes, de Voiture1 jusqu'à Pascal,2 et de Racan3 jusqu'à Boileau.4 Cependant l'Angleterre, échappée à l'anarchie, avait repris ses premières formes, et Charles II était pai- siblement assis sur un trône teint du sang de son père. Shakespear avait paru ; mais son nom et sa gloire ne devaient passer les mers que deux siècles après ; il n'était pas alors, comme il l'a été depuis, l'idole de sa nation et le scandale de notre littérature.5 Son génie agreste et populaire déplaisait au prince et aux courtisans. Milton, qui le suivit, mourut inconnu ; sa personne était odieuse à la cour ; le titre de son poème rebuta: on ne goûta point des vers durs, hérissés de termes techniques, sans rimes et sans harmonie, et l'Angleterre apprit un peu tard qu'elle possédait un poème épique. Il y avait pourtant de beaux esprits et des poètes 6 à la cour de Charles : Cowley, Eochester, Hamilton, Waller y brillaient, et Shaftesbury hâtait 1 Voiture, author of f amous letters and of some gallant vers de société, is the incarnation of French préciosité. 2 Scientist and author of the f amous Pensées. 3 Disciple of Malherbe, best known for his pastoral poetry. 4 The cri tic of French Classicisin, called fr le législateur du Parnasse français." 5 Eivarol hère and in a note sets f orth the traditional attitude of French Classicisni toward Shakespeare. Eivarol wrote too soon to share in the enthusiasm for Shakespeare expressed by Vigny, Hugo, and other leaders of the French Bomantic School. 6 Inf erior writers but brilliant wits of the Eestoration period. DE LA LANGUE FRANÇAISE 35 les progrès de la pensée, en épurant la prose anglaise. Cette faible aurore se perdit tout à coup dans l'éclat du siècle de Louis XIV : les beaux jours de la France étaient arrivés. Il y eut un admirable concours de circonstances. Les grandes découvertes, qui s'étaient faites depuis cent cinquante ans dans le monde, avaient donné à l'esprit humain une impulsion que rien ne pouvait plus arrêter, et cette impulsion tendait vers la France. Paris fixa les idées flottantes de l'Europe, et devint le foyer des étincelles répandues chez tous les peuples. L'imagination de Descartes1 régna dans la philoso- phie, la raison de Boileau dans les vers ; Bayle 2 plaça le doute aux pieds de la vérité ; Bossuet 3 tonna sur la tête des rois ; et nous comptâmes autant de genres d'éloquence que de grands hommes. Notre théâtre surtout achevait l'éducation de l'Europe : c'est là que le grand Condé 4 pleurait aux vers du grand Corneille, 1 Cartesianism, the doctrine of Descartes (d. 1650), dominated European philosophy for over a century. 2 Bayle (104 7-1 706), author of a Dictionnaire historique et critique, Pensées sur la comète, and many other works important in the history of tolérance and f ree thought. A récent critic has said that Bayle is responsible for the great political, religious, and scientific conquests of modem times. 3 The most éloquent of French ecclesiastical orators ; preached much at the court of Louis XIV. 4 The Prince de Condé, of the royal blood, was the greatest French military leader of the seventeenth century, with the possible exception of Turenne. 36 DE L'UNIVEBSALITE et que Eacine corrigeait Louis XIV. Eome toute entière parut sur la scène française, et les passions parlèrent leur langage. Nous eûmes et ce Molière plus comique que les Grecs, et le Télémaque x plus antique que les ouvrages des anciens, et ce La Fontaine qui, ne donnant pas à la langue des formes si pures, lui prêtait des beautés plus incommunicables. Nos livres, rapidement traduits en Europe et même en Asie, devinrent les livres de tous les pays, de tous les goûts et de tous les âges. La Grèce, vaincue sur le théâtre, le fut encore dans des pièces fugitives qui volèrent de bouche en bouche, et donnèrent des ailes â la langue française. Les premiers journaux qu'on vit circuler en Europe, étaient français, et ne racon- taient que nos victoires et nos chef-d'œuvres. C'est de nos académies qu'on s'entretenait, et la langue s'étendait par leurs correspondances. On ne parlait enfin que de l'esprit et des grâces françaises: tout se faisait au nom de la France, et notre réputation s'accroissait de notre réputation. Aux productions de l'esprit se joignaient encore celles de l'industrie: des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez l'étranger, parce qu'on voulait être partout raisonnable et frivole comme en France. Il arriva donc que nos 1 Télémaque is a moral treatise written by Fénelon for the instruction of the Duc de Bourgogne, grandson of Louis XIV, wlio never reigned. DE LA LANGUE FRANÇAISE 37 voisins, recevant sans cesse des meubles, des étoffes et des modes qui se renouvelaient sans cesse, man- quèrent de termes pour les exprimer: ils furent comme accablés sous l'exubérance de l'industrie française ; si bien qu'il prit comme une impatience générale à l'Europe, et que pour n'être plus séparé de nous, on étudia notre langue de tous cotés. Depuis cette explosion, la France a continué de donner un théâtre, des habits, du goût, des manières, une langue, un nouvel art de vivre et des jouissances inconnues aux états qui l'entourent : sorte d'empire qu'aucun peuple n'a jamais exercé. Et comparez-lui, je vous prie, celui des Eomains qui semèrent partout leur langue et l'esclavage, s'engraissèrent de sang, et détruisirent jusqu'à ce qu'ils fussent détruits ! On a beaucoup parlé de Louis XIV; je n'en dirai qu'un mot. Il n'avait ni le génie d'Alexandre, ni la puissance et l'esprit d'Auguste ; mais pour avoir su régner, pour avoir connu l'art d'accorder ce coup-d'œil, ces faibles récompenses dont le talent veut bien se payer, Louis XIV marche dans l'histoire de l'esprit humain, à côté d'Auguste et d'Alexandre. Il fut le véritable Apollon du Parnasse français ; les poèmes, les tableaux, les marbres ne respirèrent que pour lui. Ce qu'un autre eût fait par politique, il le fit par goût. Il avait de la grâce; il aimait la gloire et les plaisirs ; et je ne sais quelle tournure romanesque, qu'il eut dans sa jeunesse, remplit les Français d'un 38 DE L'UNIVERSALITÉ enthousiasme qui gagna toute l'Europe. Il fallut voir ses bâtiments et ses fêtes ; et souvent la curio- sité des étrangers soudoya la vanité française. En fondant à Eome une colonie de peintres et de sculpteurs, il faisait signer à la France une alliance perpétuelle avec les arts. Quelquefois son humeur magnifique allait avertir les princes étrangers du mérite d'un savant ou d'un artiste caché dans leurs états, et il en faisait l'honorable conquête. Aussi le nom français et le sien pénétrèrent jusqu'aux extré- mités orientales de l'Asie. Notre langue domina comme lui dans tous les traités; et quand il cessa de dicter des lois, elle garda si bien l'empire qu'elle avait acquis, que ce fut dans cette même langue, organe de son ancien despotisme, que ce prince fut humilié vers la fin de ses jours. Ses prospérités, ses fautes et ses malheurs servirent également à la langue : elle s'enrichit à la révocation de l'édit de Nantes,1 de tout ce que perdait l'état. Les réfugiés emportèrent dans le nord leur haine pour le prince et leurs regrets pour leur patrie, et ces regrets et cette haine s'exhalèrent en français. Il semble que c'est vers le milieu du règne de Louis XIV que le royaume se trouva à son plus haut point de grandeur relative. L'Allemagne avait des princes nuls, l'Espagne était divisée et languissante, 1 1685, now recognizecl to liave been one of the greatest errors of the policy of Louis XIV. DE LA LANGUE FRANÇAISE 39 l'Italie avait tout à craindre, l'Angleterre et l'Ecosse n'étaient pas encore unies, la Prusse et la Russie n'existaient pas. Aussi l'heureuse France, profitant de ce silence de tous les peuples, triompha dans la paix, dans la guerre et dans les arts. Elle occupa le monde de ses entreprises et de sa gloire. Pendant près d'un siècle, elle donna à ses rivaux et les jalousies littéraires, et les alarmes politiques, et la fatigue de l'admiration. Enfin l'Europe, lasse d'ad- mirer et d'envier, voulut imiter : c'était un nouvel hommage. Des essaims d'ouvriers entrèrent en France et en rapportèrent notre langue et nos arts qu'ils propagèrent. Vers la fin du siècle, quelques ombres se mêlèrent à tant d'éclat. Louis XIV vieillissant n'était plus heureux. L'Angleterre se dégagea des rayons de la France et brilla de sa propre lumière. De grands esprits s'élevèrent dans son sein. Sa langue s'était enrichie, comme son commerce, de la dépouille des nations. Pope, Addison et Dryden en adoucirent les sifflements, et l'anglais fut, sous leur plume, l'italien du nord. L'enthousiasme pour Shakespear et Milton se réveilla ; et cependant Locke posait les bornes de l'esprit humain, Newton trouvait la nature de la lumière et la loi de l'univers. Aux yeux du sage, l'Angleterre s'honorait autant par la philosophie, que nous par les arts ; mais puis- qu'il faut le dire, la place était prise: l'Europe ne 40 DE L'UNIVERSALITÉ pouvait donner deux fois le droit d'aînesse, et nous l'avions obtenu ; de sorte que tant de grands hommes, en travaillant pour leur gloire, illustrèrent leur patrie et l'humanité, plus encore que leur langue. Supposons cependant que l'Angleterre eût été moins lente à sortir de la barbarie, et qu'elle eût précédé la France; il me semble que l'Europe n'en aurait pas mieux adopté sa langue. Sa position n'appelle pas les voyageurs, et la France leur sert toujours de passage ou de terme. L'Angleterre vient elle-même faire son commerce chez les différents peuples, et on ne va point commercer chez elle. Or celui qui voyage, ne donne pas sa langue ; il pren- drait plutôt celles des autres : c'est presque sans sortir de chez lui que le Français a étendu la sienne. Supposons enfin que, par sa position, l'Angleterre ne se trouvât pas reléguée dans l'Océan, et qu'elle eût attiré ses voisins ; il est encore probable que sa langue et sa littérature n'auraient pu fixer le choix de l'Europe; car il n'est point d'objection un peu forte contre la langue allemande, qui n'ait encore de la force contre celle des Anglais : les défauts de la mère ont passé jusqu'à la fille. Il est vrai aussi que les objections contre la littérature anglaise deviennent plus terribles contre celle des Allemands : ces deux peuples s'excluent l'un par l'autre. Quoi qu'il en soit, l'événement a démontré que la langue latine étant la vieille souche, c'était un de ses DE LA LANGUE FRANÇAISE 41 rejetons qui devait fleurir en Europe. On peut dire, en outre, que si l'anglais a l'audace des langues à in- versions, il en a l'obscurité, et que sa syntaxe est si bizarre, que la règle y a quelquefois moins d'appli- cations que d'exceptions. On lui trouve des formes serviles qui étonnent dans la langue d'un peuple libre, et la rendent moins propre à la conversation que la langue française, dont la marche est si leste et si dégagée. Ceci vient de ce que les Anglais ont passé du plus extrême esclavage à la plus haute liberté politique ; et que nous sommes arrivés d'une liberté presque démocratique, à une monarchie presque abso- lue. Les deux nations ont gardé les livrées de leur ancien état, et c'est ainsi que les langues sont les vraies médailles de l'histoire. Enfin la prononciation de cette langue n'a ni la plénitude, ni la fermeté de la notre. J'avoue que la littérature des Anglais offre des monuments de profondeur et d'élévation, qui seront l'éternel honneur de l'esprit humain : et cependant leurs livres ne sont pas devenus les livres de tous les hommes ; ils n'ont pas quitté certaines mains ; il a fallu des essais et de la précaution pour n'être pas rebuté de leur ton, de leur goût et de leurs formes. Accoutumé au crédit immense qu'il a dans les affaires, l'Anglais semble porter cette puissance fictive dans les lettres, et sa littérature en a contracté un caractère d'exagération opposé au bon goût: elle se sent trop 42 DE L'UNIVEBSALITÉ de l'isolement du peuple et de l'écrivain; c'est avec une ou deux sensations que quelques Anglais ont fait un livre. Le désordre leur a plu, comme si l'ordre leur eût semblé trop près de je ne sais quelle servi- tude: aussi leurs ouvrages, qu'on ne lit pas sans fruit, sont trop souvent dépourvus de charme ; et le lecteur y trouve toujours la peine que l'écrivain ne s'est pas donnée.1 Mais le Français, ayant reçu des impressions de tous les peuples de l'Europe, a placé le goût dans les opinions modérées, et ses livres composent la biblio- thèque du genre humain. Comme les Grecs, nous avons eu toujours dans le temple de la gloire un autel pour les grâces, et nos rivaux les ont trop oubliées. On peut dire, par supposition, que si le monde finis- sait tout à coup, pour faire place à un monde nouveau, ce n'est point un excellent livre anglais, mais un excellent livre français qu'il faudrait lui léguer, afin de lui donner de notre espèce humaine une idée plus heureuse. A richesse égale, il faut que la sèche raison cède le pas à la raison ornée. Ce n'est point l'aveugle amour de la patrie ni le préjugé national qui m'ont conduit dans ce rapproche- ment des deux peuples ; c'est la nature et l'évidence des faits. Eh ! quelle est la nation qui loue plus franchement que nous ? N'est-ce pas la France qui a 1 In this connection the student may consult Matthew Arnold's essay on "The Literary Influence of Académies." DE LA LANGUE FRANÇAISE 43 tiré la littérature anglaise du fond de son île ? N'est-ce pas Voltaire qui a présenté Locke et même Newton à l'Europe ? Nous sommes les seuls qui imitions les Anglais, et quand nous sommes las de notre goût, nous y mêlons leurs caprices. Nous faisons entrer une mode anglaise dans l'immense tourbillon des nôtres, et le monde l'adopte au sortir de nos mains. Il n'en est pas ainsi de l'Angleterre : quand les peuples du nord ont aimé la nation française, imité ses ma- nières, exalté ses ouvrages, les Anglais se sont tus, et ce concert de toutes les voix n'a été troublé que par leur silence. Il me reste à prouver que, si la langue française a conquis l'empire par ses livres, par l'humeur et par l'heureuse position du peuple qui la parle, elle le con- serve par son propre génie. Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et néces- sairement clair. Le Français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l'action, et enfin l'objet de cette action: voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sen- sations, qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier : c'est pourquoi tous les peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus on 44 DE L'UNIVEKSALITÉ moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie l'exigeaient ; et l'inversion a prévalu sur la terre, parce que l'homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison. Le Français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l'ordre direct, comme s'il était tout raison; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut tou- jours qu'il existe : et c'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations; la syntaxe française est incorruptible. C'est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n'est pas clair n'est pas français;1 ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connaître les mots et les régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l'arrangement des mots. On dirait que c'est d'une géométrie toute élémentaire, de la simple ligne droite, que s'est formée la langue française; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et s'égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations, et suivent tous les caprices de l'harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la notre les eût absolument décriés. 1 This is the best-known phrase in Rivarol's work. DE LA LANGUE FRANÇAISE 45 Il est arrivé de là que la langue française a été moins propre à la musique et aux vers qu'aucune langue ancienne ou moderne : car ces deux arts vivent de sensations; la musique surtout, dont la propriété est de donner de la force à des paroles sans verve, et d'affaiblir les expressions fortes : preuve incontes- table qu'elle est elle-même une puissance à part, et qu'elle repousse tout ce qui veut partager avec elle l'empire des sensations. Qu'Orphée redise sans cesse : J'ai perdu mon Euridice, la sensation grammaticale d'une phrase tant répétée sera bientôt nulle, et la sensa- tion musicale ira toujours croissant. Et ce n'est point, comme on l'a dit, parce que les mots français ne sont pas sonores, que la musique les repousse ; c'est parce qu'ils offrent l'ordre et la suite, quand le chant demande le désordre et l'abandon. La musique doit bercer l'âme dans le vague et ne lui présenter que des motifs. Malheur à celle dont on dira qu'elle a tout défini ! Les accords plaisent à l'oreille par la même raison que les saveurs et les parfums plaisent au goût et à l'odorat. Mais, si la rigide construction de la phrase gêne la marche du musicien, l'imagination du poète est encore arrêtée par le génie circonspect de la langue. Les métaphores des poètes étrangers ont toujours un degré de plus que les nôtres ; ils serrent le style figuré de plus près, et leur poésie est plus haute en couleur. Il est généralement vrai que les figures orientales étaient folles ; que celles des Grecs et des Latins ont 46 DE L'UNIVERSALITÉ été hardies, et que les nôtres sont simplement justes. Il faut donc que le poète français plaise par la pensée, par une élégance continue, par des mouvements heu-r reux, par des alliances de mots. C'est ainsi que les grands maîtres n'ont pas laissé de cacher d'heureuses hardiesses dans le tissu d'un style clair et sage ; et c'est de l'artifice avec lequel ils ont su déguiser leur fidélité au génie de leur langue, que résulte tout le charme de leur style. Ce qui fait croire que la langue française, sobre et timide, serait encore la dernière des langues, si la masse de ses bons écrivains ne l'eût poussée au premier rang, en forçant son naturel. Un des plus grands problèmes qu'on puisse pro- poser aux hommes, est cette constance de l'ordre régulier dans notre langue. Je conçois bien que les Grecs et même les Latins, ayant donné une famille à chaque mot et de riches modifications à leurs finales, se soient livrés aux plus hardies tournures pour obéir aux impressions qu'ils recevaient des objets ; tandis que dans nos langues modernes l'embarras des conjugaisons et l'attirail des articles, la présence d'un nom mal apparenté ou d'un verbe défectueux, nous font tenir sur nos gardes, pour éviter l'obscurité. Mais pourquoi, entre les langues modernes, la notre s'est-elle trouvée seule si rigou- reusement asservie à l'ordre direct ? Serait-il vrai que par son caractère la nation française eût souveraine- ment besoin de clarté ? DE LA LAXGUE FRANÇAISE 47 Tous les hommes ont ce besoin sans doute, et je ne croirai jamais que dans Athènes et dans Rome les gens du peuple aient usé de fortes inversions. On voit même les plus grands écrivains se plaindre de l'abus qu'on en faisait en vers et en prose. Ils sentaient que l'inversion était l'unique source des difficultés et des équivoques dont leurs langues four- millent ; parce qu'une fois l'ordre du raisonnement sacrifié, l'oreille et l'imagination, ce qu'il y a de plus capricieux dans l'homme, restent maîtresses du dis- cours. Aussi, quand on lit Démétrius de Phalère,1 est-on frappé des éloges qu'il donne à Thucydide, pour avoir débuté dans son histoire, par une phrase de construction toute française. Cette phrase était élégante et directe à la fois, ce qui arrivait rarement ; car toute langue, accoutumée à la licence des inversions, ne peut plus porter le joug de l'ordre, sans perdre ses mouvements et sa grâce. Mais la langue française, ayant la clarté par excellence, a dû chercher toute son élégance et sa force dans l'ordre direct; l'ordre et la clarté ont dû surtout dominer dans la prose, et la prose a dû lui donner l'empire. Cette marche est dans la nature ; rien n'est en effet comparable à la prose française. Il y a des pièges et des surprises dans les langues à inversions; le lecteur reste suspendu dans une 1 Demetrius Phalereus (cl. 283 b.c.), a Greek orator and phi- losopher, author of many works of which only fragments remain. 48 DE L'UNIVEBSALITÉ phrase latine, comme un voyageur devant des routes qui se croisent ; il attend que toutes les finales l'aient averti de la correspondance des mots; son oreille reçoit, et son esprit, qui n'a cessé de décomposer pour composer encore, résout enfin le sens de la phrase comme un problème. La prose française se développe en marchant, et se déroule avec grâce et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée. Les philosophes l'ont adoptée, parce qu'elle sert de flambeau aux sciences qu'elle traite, et qu'elle s'accommode également, et de la frugalité didactique, et de la magnificence qui convient à l'histoire de la nature. On ne dit rien en vers qu'on ne puisse très-souvent exprimer aussi bien dans notre prose, et cela n'est pas toujours réciproque. Le prosateur tient plus étroitement sa pensée, et la conduit par le plus court chemin; tandis que le versificateur laisse flotter les rênes, et va où la rime le pousse. Notre prose s'enrichit de tous les trésors de l'expression; elle poursuit le vers dans toutes ses hauteurs, et ne laisse entre elle et lui que la rime. Etant commune à tous les hommes, elle a plus de juges que la versification, et sa difficulté se cache sous une extrême facilité. Le versificateur enfle sa voix, s'arme de la rime et de la mesure, et tire une pensée DE LA LANGUE FRANÇAISE 49 commune du sentier vulgaire; mais aussi que de faiblesses ne cache pas l'art des vers ! La prose accuse le nu de la pensée ; il n'est pas permis d'être faible avec elle. Selon Denis d'Halycarnasse,1 il y a une prose qui vaut mieux que les meilleurs vers, et c'est elle qui fait lire les ouvrages de longue ha- leine, parce qu'elle seule peut se charger des détails, et que la variété de ses périodes lasse moins que le charme continu de la rime et de la mesure. Et qu'on ne croie pas que je veuille par là dégrader les beaux vers ; l'imagination pare la prose, mais la poésie pare l'imagination. La raison elle-même a plus d'une route, et la raison en vers est admirable; mais le mécanisme du vers fatigue, sans offrir à l'esprit des tournures plus hardies, dans notre langue surtout, où les vers semblent être les débris de la prose qui les a précédés ; tandis que chez les Grecs, sauvages plus harmonieusement organisés que nos ancêtres, les vers et les dieux régnèrent longtemps avant la prose et les rois. Aussi peut-on dire que leur langue fut longtemps chantée avant d'être parlée ; et la nôtre, à jamais dénuée de prosodie, ne s'est dégagée qu'avec peine de ses articulations rocailleuses. De là nous est venue cette rime tant reprochée à la versification moderne, et pourtant si nécessaire pour lui donner cet air de chant qui la distingue de la prose. Au 1 Dionysius of Halicarnassus(about 54b„c.-8a.d.) a Greekliis- torian who for many years taught rhetoiïc in Rome. 50 DE L'UNIVEKSALITÉ reste, les anciens n'eurent-ils pas le retour des mesures comme nous celui des sons ; et n'est-ce pas ainsi que tous les arts ont leurs rimes, qui sont les symétries ? Un jour cette rime des modernes aura de grands avantages pour la postérité ; car il s'élèvera des scholastiques qui compileront laborieusement toutes celles des langues mortes ; 1 et comme il n'y a presque pas un mot qui n'ait passé par la rime, ils fixeront par là une sorte de prononciation uniforme et plus ou moins semblable à la nôtre, ainsi que par les lois de la mesure nous avons fixé la valeur des syllabes chez les Grecs et les Latins. Quoi qu'il en soit de la prose et des vers français, quand cette langue traduit, elle explique véritable- ment un auteur. Mais les langues italienne et anglaise, abusant de leurs inversions, se jettent dans tous les moules que le texte leur présente; elles se calquent sur lui, et rendent difficulté pour difficulté : je n'en veux pour preuve que Davanzati.2 Quand le sens de Tacite se perd comme un fleuve qui dispa- raît tout à coup sous la terre, le traducteur plonge et se dérobe avec lui. On les voit ensuite reparaître 1 This is just what has happened in the case of old French, where, by a study of the assonance in verse, modem scholars hâve been able to fix approximately the pronnnciation of the twelfth and thirteenth centuries. 2 Davanzati (d. 1606) is fanions as a translater of Tacitus be- cause of his very concise rendering and his use of modem Italian locutions intended to convey the vigor and vivacity of the original. DE LA LANGUE FRANÇAISE 51 ensemble; ils ne se quittent pas l'un l'autre, mais le lecteur les perd souvent tous deux. La prononciation de la langue française porte l'empreinte de son caractère ; elle est plus variée que celle des langues du midi, mais moins éclatante; elle est plus douce que celle des langues du nord, parce qu'elle n'articule pas toutes ses lettres. Le son de TE muet, toujours semblable à la dernière vibra- tion des corps sonores, lui donne une harmonie légère qui n'est qu'à elle. Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mâle. Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et puisqu'il faut le dire, elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine. Et voilà pourquoi les puissances l'ont appelée dans leurs traités; elle y règne depuis les conférences de Nimègue ; 1 et désormais les intérêts des peuples et les volontés des rois reposeront sur une base plus fixe ; on ne sèmera plus la guerre dans des paroles de paix. 1 The Treaty of Nijmwegen (1679) between France and the Coalition (Holland, Germany, Spain, England, and Lorraine) made France the dominating power in Europe. 52 DE L'UNIVERSALITÉ • Aristippe,1 ayant fait naufrage, aborda dans une île inconnue, et voyant des figures de géométrie tracées sur le rivage, il s'écria que les dieux ne l'avaient pas conduit chez des barbares. Quand on arrive chez un peuple, et qu'on y trouve la langue française, on peut se croire chez un peuple poli. Leibnitz 2 cherchait une langue universelle, et nous l'établissions autour de lui. Ce grand homme sentait que la multitude des langues était fatale au génie, et prenait trop sur la brièveté de la vie. Il est bon de ne pas donner trop de vêtements à sa pensée; il faut, pour ainsi dire, voyager dans les langues, et, après avoir savouré le goût des plus célèbres, se renfermer dans la sienne. Si nous avions les littératures de tous les peuples passés, comme nous avons celles des Grecs et des Eomains, ne faudrait-il pas que tant de langues se réfugiassent dans une seule par la traduction ? Ce sera vraisemblablement le sort des langues modernes, et la notre leur offre un port dans le naufrage. L'Europe présente une république fédérative, com- posée d'empires et de royaumes, et la plus redoutable qui ait jamais existé ; on ne peut en prévoir la fin, et cependant la langue française doit encore lui survivre. Les États se renverseront, et notre langue sera toujours 1 Aristippus, a Greek philosopher of the fourth century b.c., disciple of Socrates. 2 A German philosopher (cl. 1716). DE LA LANGUE FRANÇAISE 53 retenue dans la tempête par deux ancres, sa littéra- ture et sa clarté, jusqu'au moment où, par une de ces grandes révolutions qui remettent les choses à leur premier point, la nature vienne renouveler ses traités avec un autre genre humain. Mais sans attendre l'effort des siècles, cette langue ne peut-elle pas se corrompre ? Une telle question mènerait trop loin ; il faut seulement soumettre la langue française au principe commun à toutes les langues. Le langage est la peinture de nos idées, qui à leur tour sont des images plus ou moins étendues de quelques parties de la nature. Comme il existe deux mondes pour chaque homme en particulier, l'un hors de lui, qui est le monde physique, et l'autre au dedans, qui est le monde moral ou intellectuel, il y a aussi deux styles dans le langage, le naturel et le figuré. Le premier exprime ce qui se passe hors de nous et dans nous par des causes physiques ; il compose le fond des langues, s'étend par l'expérience, et peut être aussi grand que la nature. Le second exprime ce qui se passe dans nous et hors de nous ; mais c'est l'imagination qui le compose des emprunts qu'elle fait au premier. Le soleil brûle; le marbre est froid; l'homme désire la gloire ; voilà le langage propre ou naturel. Le cœur brûle de désir ; la crainte le glace ; la terre demande la pluie : voilà le style figuré, qui n'est que le simulacre de l'autre, et qui double ainsi 54 DE L'UNIVERSALITÉ la richesse des langues. Comme il tient à l'idéal, il paraît plus grand que la nature. L'homme le plus dépourvu d'imagination ne parle pas longtemps sans tomber dans la métaphore. Or, c'est ce perpétuel mensonge de la parole, c'est le style métaphorique qui porte un germe de corruption. Le style naturel ne peut être que vrai ; et quand il est faux, l'erreur est de fait, et nos sens la corrigent tôt ou tard. Mais les erreurs, dans les figures ou dans les métaphores, annoncent de la fausseté dans l'esprit et un amour de l'exagération qui ne se corrige guère. Une langue vient donc à se corrompre, lorsque, confondant les limites qui séparent le style naturel du figuré, on met de l'affectation à outrer les figures et à rétrécir le naturel qui est la base, pour charger d'ornements superflus l'édifice de l'imagination. Par exemple, il n'est point d'art ou de profession dans la vie, qui n'ait fourni des expressions figurées au lan- gage : on dit, la trame de la perfidie ; le creuset du malheur ; et on voit que ces expressions sont comme à la porte de nos ateliers, et s'offrent à tous les yeux. Mais quand on veut aller plus avant, et qu'on dit, cette vertu qui sort du creuset, n'a pas perdu tout son alliage ; il lui faut plus de cuisson : lorsqu'on passe de la trame de la perfidie à la navette de la fourberie, on tombe dans l'affectation. C'est ce défaut qui perd les écrivains des nations avancées; ils veulent être neufs, et ne sont que bizarres ; DE LA LANGUE FRANÇAISE 55 ils tourmentent leur langue, pour que l'expression leur donne la pensée ; et c'est toujours celle-ci qui doit toujours amener l'autre. Ajoutons qu'il y a une seconde espèce de corruption, mais qui n'est pas à craindre pour la langue française ; c'est la bassesse des figures. Ronsard disait, le soleil perruque de lu- mière ; la voile s'enfle 'à plein ventre. Ce défaut pré- cède la maturité des langues, et disparaît avec la politesse. Par tous les mots et toutes les expressions dont les arts et les métiers ont enrichi les langues, il semble qu'elles aient peu d'obligations aux gens de la cour et du monde; mais si c'est la partie laborieuse d'une nation qui crée, c'est la partie oisive qui choisit et qui règne. Le travail et le repos sont pour l'une, le loisir et les plaisirs pour l'autre. C'est au goût dédaigneux, c'est à l'ennui d'un peuple d'oisifs que l'art a dû ses progrès et ses finesses. On sent en effet que tout est bon pour l'homme de cabinet et de travail, qui ne cherche le soir qu'un délassement dans les spectacles et les chef-d'œuvres des arts ; mais pour des âmes excédées de plaisirs et lasses de repos, il faut sans cesse des attitudes nouvelles et des sensations toujours plus exquises. Peut-être est-ce ici le lieu d'examiner ce reproche de pauvreté et d'extrême délicatesse, si souvent fait à la langue française. Sans doute, il est difficile d'y tout exprimer avec noblesse ; mais voilà précisément 56 DE L'UNIVEKSALITÉ ce qui constitue en quelque sorte son caractère. Les styles sont classés dans notre langue, comme les sujets dans notre monarchie. Deux expressions qui conviennent à la même chose, ne conviennent pas au même ordre de choses; et c'est à travers cette hié- rarchie des styles que le bon goût sait marcher. On peut ranger nos grands écrivains en deux classes ; les premiers, tels que Racine et Boileau, doivent tout à un travail obstiné : ils parlent un langage parfait dans ses formes, sans mélange, toujours idéal, toujours étranger au peuple qui les environne : ils deviennent les écrivains de tous les temps, et perdent bien peu dans la postérité. Les seconds, nés avec plus d'origi- nalité, tels que Molière ou La Fontaine, revêtent leurs idées de toutes les formes populaires ; mais avec tant de sel, de goût et de vivacité, qu'ils sont à la fois les modèles et les répertoires de leur langue. Cependant leurs couleurs plus locales s'effacent à la longue; le charme du style mêlé s'affadit ou se perd, et ces auteurs ne sont pour la postérité qui ne peut les tra- duire, que les écrivains de leur nation.1 Il serait donc aussi injuste de juger de l'abondance de notre langue par le Télémaque ou Cinna2 seulement, que de la population de la France par le petit nombre appelé la tonne compagnie. 1 Rivarol made a poor prédiction as regards the universal réputation of Molière and La Fontaine. 2 Tragedy by Corneille. DE LA LANGUE FRANÇAISE 57 J'aurais pu examiner jusqu'à quel point et par com- bien de nuances les langues passent et se dégradent en suivant le déclin des Empires. Mais il suffit de dire, qu'après s'être élevées d'époque en époque jusqu'à la perfection, c'est en vain qu'elles en descendent : elles y sont fixées par les bons livres, et c'est en devenant langues mortes qu'elles se font réellement immortelles. Le mauvais latin du Bas-Empire n'a-t-il pas donné un nouveau lustre à la belle latinité du siècle d'Auguste ? Les grands écrivains ont tout fait. Si notre France cessait d'en produire, la langue de Eacine et de Voltaire deviendrait une langue morte; et si les Esquimaux nous offraient tout à coup douze écrivains du premier ordre, il faudrait bien que les regards de l'Europe se tournassent vers cette littérature des Esquimaux. Terminons, il est temps, l'histoire déjà trop longue de la langue française. Le choix de l'Europe est expliqué et justifié; voyons d'un coup d'œii comment, sous le règne de Louis XV, il a été confirmé, et com- ment il se confirme encore de jour en jour. Louis XIV, se survivant à lui-même, voyait com- mencer un autre siècle, et la France ne s'était reposée qu'un moment. La philosophie de Newton attira d'abord nos regards, et Fontenelle 1 nous la fit aimer en 1 Fontenelle (1057-1757) threatenecl orthodox faith by Iris dabbling in popular science. He was widely read by a society trained by Cartesianism to explore trnth for itself . Cf. Entretiens sur la pluralité des mondes (168G) and Histoire des oracles (1087). 58 DE L'UNIVERSALITÉ la combattant. Astre doux et paisible, il régna pendant le crépuscule qui sépara les deux règnes. Son style clair et familier s'exerçait sur des objets profonds, et nous déguisait notre ignorance. Montesquieu1 vint ensuite montrer aux hommes les droits des uns et les usurpations des autres, le bonheur possible et le mal- heur réel. Pour écrire l'histoire grande et calme de la nature, Buff on 2 emprunta ses couleurs et sa majesté ; pour en fixer les époques, il se transporta dans des temps qui n'ont point existé pour l'homme ; et là son imagination rassembla plus de siècles que l'histoire n'en a depuis gravé dans ses annales : de sorte que ce qu'on appelait le commencement du monde, et qui touchait pour nous aux ténèbres d'une éternité anté- rieure, se trouve placé par lui entre deux suites d'événe- ments, comme entre deux foyers de lumière. Désormais l'histoire du globe précédera celle de ses habitants. Partout on voyait la philosophie mêler ses fruits aux fleurs de la littérature, et l'encyclopédie3 était 1 Philosopher and historian ; author of Les Lettres persanes] La Grandeur et décadence des Romains, and L'Esprit des lois. 2 A great Erench writer of natural history (1707-1788). He is also a philosopher and literary stylist. •& The Encyclopédie, 17 volumes (1765), was a great monu- me^o erected by the science and free-thought of the eighteenth century. Diderot was the chief figure in a group of contributors which îiumbered nearly ail the greatest philosophers, scientists, and literary men of the middle of the century. The idea of the work was suggested by Ephraim Chambers's Cyclopœdiar, Dublin, 1728, which must not be conf used with the Chambers's Encyclopsedia of the présent day. DE LA LANGUE FRANÇAISE 59 annoncée. C'est l'Angleterre qui avait tracé ce vaste bassin où doivent se rendre nos diverses connais- sances; mais il fut creusé par des mains françaises. L'éclat de cette entreprise rejaillit sur la nation, et couvrit le malheur de nos armes.1 En même temps un roi du nord faisait à notre langue l'honneur que Marc-Aurèle et Julien firent à celle des Grecs : il associait son immortalité à la nôtre ; Frédéric 2 voulut être loué des Français, comme Alexandre des Athé- niens. Au sein de tant de gloire, parut le philosophe de Genève.3 Ce que la morale avait jusqu'ici ensei- gné aux hommes, il le commanda, et son impérieuse éloquence fut écoutée. Raynal4 donnait enfin aux deux mondes le livre où sont pesés les crimes de l'un et les malheurs de l'autre. C'est là que les puissances 1 In the Seven Years' War (1756-1763) France, Austria, and their allies were defeated by Frederick the Great and England ; the French army suffered especially disastrous defeats at Ross- bach and Minden, the French navy at Quiberon, and France lost Canada and her hopes of India. 2 Frederick the Great of Prussia (d. 1786), an ardent admirer of French art and letters, was still living when tins thesis was presented. Rivarol compares Frederick the Great, writing his literary works in French, with the Roman emperors Marais Aurelius and Julian the Apostate, who wrote their booVs in Greek. 3 Rousseau. 4 Rivarol says that Raynal (1713-1796) was hardly n.ore than the editor of this history of pf the two Indies M (the East Indies and America), which he criticizes in a note for its déclamation and errors in facts. He approves, however, of the plan and fundamental ideas of the work. 60 DE L'UNIVERSALITÉ de l'Europe sont appelées tour à tour, au tribunal de l'humanité, pour y frémir des barbaries exercées en Amérique ; au tribunal de la philosophie, pour y rougir des préjugés qu'elles laissent encore aux nations ; au tribunal de la politique, pour y entendre leurs véritables intérêts, fondés sur le bonheur des peuples. Mais Voltaire régnait depuis un siècle, et ne donnait de relâche ni à ses admirateurs, ni à ses ennemis. L'infatigable mobilité de son âme de feu l'avait appelé à l'histoire fugitive des hommes. Il attacha son nom à toutes les découvertes, à tous les événements, à toutes les révolutions de son temps, et la renommée s'accoutuma à ne plus parler sans lui. Ayant caché le despotisme de l'esprit sous des grâces toujours nouvelles, il devint une puissance en Europe, et fut pour elle le Français par excellence, lorsqu'il était pour les Français l'homme de tous les lieux et de tous les siècles. Il joignit enfin à l'universalité de sa langue, son universalité personnelle; et c'est un problème de plus pour la postérité. Ces grands hommes nous échappent, il est vrai, mais nous vivons encore de leur gloire,1 et nous la soutiendrons, puisqu'il nous est donné de faire dans le monde physique les pas de géant qu'ils ont faits 1 Scientific progress in France "Rivarol regards as the hand- maid of literary distinction in maintaining the prestige of France in the second half of the eighteenth century. DE LA LANGUE FRANÇAISE 61 dans le monde moral. L'airain vient de parler entre les mains d'un Français,1 et l'immortalité que les livres donnent à notre langue, des automates vont la donner à sa prononciation. C'est en France et à la face des nations que deux hommes se sont trouvés entre le ciel et la terre, comme s'ils eussent rompu le contrat éternel que tous les corps ont fait avec elle.2 Ils ont voyagé dans les airs, suivis des cris de l'admiration, et des alarmes de la reconnais- sance. La commotion qu'un tel spectacle a laissée dans les esprits durera longtemps ; et si, par ses découvertes, la physique poursuit ainsi l'imagination dans ses derniers retranchements, il faudra bien qu'elle abandonne ce merveilleux, ce monde idéal d'où elle se plaisait à charmer et à tromper les hommes: il ne restera plus à la poésie que le langage de la raison et des passions. Cependant l'Angleterre, témoin de nos succès, ne les partage point. Sa dernière guerre avec nous la laisse dans la double éclipse de sa littérature et de 1 The Abbé Mical constructed two bronze heads which by an ingenious contrivance were made to prononnce words and phrases intelli^ibly. Thèse automatons were admired at first, but proved a useless invention, and were a costly experiment to the inventor. 2 The first balloon ascension was made in France in June, 1783. Other ascensions followed in the same year, and in more than one of them the balloon was made to carry two passengers. The first man to ascend in Europe outside of France did not do so. until Auimst 27, 1784. 62 LA LANGUE FRANÇAISE sa prépondérance ; et cette guerre a donné à l'Europe un grand spectacle.1 On y a vu un peuple libre con- duit par l'Angleterre à l'esclavage, et ramené par un jeune monarque 2 à la liberté. L'histoire de l'Amérique se réduit désormais à trois époques : égorgée par l'Espagne, opprimée par l'Angleterre, et sauvée par la France.3 1 France had been drawn into the American war, which was terminated by the Treaty of Versailles (1783). 2 Louis XVI. 3 This last paragraph, so true at the time in its epigrammatic forai, is particularly interesting now as showing how interna- tional points of view change with succeeding events; nu LIBRARYOFCONCRESS Ilhlllll 0 003 228 977 0